« Comme celui qui cherche à prévenir la cité d’un déluge imminent, mais parle une autre langue…nous nous présentons et disons quel mal nous a été fait. » Bertolt Brecht
Suite à des événements douloureux, que nous pouvons qualifier d’une façon générale de traumatismes, l’humain va traverser différentes dimensions de compréhension et de symbolisation qui vont lui permettre de dépasser ce vécu traumatique et de vivre à nouveau de façon adaptée et constructive sa relation au monde.
Les principaux symptômes de cet état sont par exemple une sidération plus ou moins aiguë, une rumination des événements traumatisants, une hypervigilance, des troubles du sommeil et une grande fatigue résultant de la gestion de ces manifestations. Des phobies peuvent aussi apparaître en réaction, elles sont bien souvent là comme mécanismes de défense, tout comme certains TOC (troubles obsessionnels compulsifs, de vérification par exemple) qui redonnent un sentiment de contrôle. On peut aussi observer une perte d’intérêt dans le quotidien ainsi que des idées sombres sur le présent et l’avenir, le tout pouvant parfois aboutir à un tableau de dépression réactionnelle.
Parmi les ressentis que traversent les personnes victimes de stress post-traumatique, j’ai choisi d’évoquer ceux que l’on retrouve peu dans la littérature populaire et pourtant si profondément inscrits dans la réaction archaïque, dans cette essence de notre être que ces événements arrivent à extraire et à mettre en lumière : la fin de l’illusion d’immortalité, la douleur d’aimer, et la nécessité de production de sens.
La fin de l’illusion d’immortalité
« La vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités.» Nietzsche
Ferenczi parle de l’illusion d’immortalité en expliquant que c’est après la « commotion psychique » que le sujet va vivre une grande blessure narcissique et prendre conscience de sa vulnérabilité. Pour nos patients, l’annonce de la maladie par exemple. Lebigot donne l’exemple des soldats blessés qui éprouvent alors que leur enveloppe corporelle ne les protège pas. Nous pouvons aisément imaginer que cette prise de conscience, cette double effraction, psychologique et physique, se présente aussi au patient atteint d’une maladie ou victime d’un accident. Lors d’une agression violente du fonctionnement, le mythe de l’immortalité disparaît, et le « réel de la mort » (Freud) apparaît. Cette désillusion engendre alors une hémorragie narcissique profonde.
L’effondrement narcissique que rencontre le sujet lors de cette perte de sentiment d’invulnérabilité et d’immortalité va créer un écart significatif entre ce qu’il était avant et ce qu’il est devenu. Il va voir cet écart comme irréversible, et ceci va engendrer une autre perte, celle du sentiment de contrôle. D’où le besoin de restaurer ce sentiment, par des mécanismes de défense adaptés et une prise en charge du retentissement traumatique.
La douleur d’aimer
C’est la nature du lien à l’autre, sa dimension, son importance dans notre vie et dans nos affects qui va conditionner notre réaction à sa perte…du lien, et de l’autre. La douleur psychique est alors en fait douleur de séparation.
« La douleur peut être douleur de l’abandon, lorsque l’aimé nous retire subitement son amour; de l’absence, ou de l’humiliation lorsque nous sommes profondément blessés dans notre amour-propre; et de la mutilation, lorsque notre corps se retrouve effracté. Toutes ces douleurs sont dues à l’arrachement soudain d’un “objet“ auquel nous étions si intimement associés qu’il réglait l’harmonie de notre psychisme. »
Nasio, fait le parallèle avec les membres fantômes des gens amputés. Il rappelle que les individus qui perdent un membre continuent à ressentir des fourmillements, ou des impressions de mouvements de ce membre. Il parle de l’investissement de la personne ou d’une valeur, de l’intégrité de notre corps ou d’une chose, qui se produit et qui donne l’impression d’avoir toujours cette personne, cette chose, cette partie du corps…L’idée est que la douleur naît du fait que ce n‘est pas la perte le plus dur mais le fait de continuer à aimer, à investir et même d’aimer et investir encore plus fort alors que l’on sait que l’objet est à jamais disparu ou à distance dans un moment de grand besoin.
Dans le vécu traumatique, cet « autre » peut aussi être l’image que l’on a de soi et que l’on pense renvoyer au monde, ses projets, son idéal du Moi. C’est alors cette perte des idéaux et des repères rassurants, encadrants et aimés, qui génère une douleur aussi forte que l’attachement qui liait le sujet à ces objets. « Ce qui fait mal n’est pas de perdre l’objet aimé, mais de continuer à l’aimer plus fort alors que nous le pensons irrémédiablement perdu. »
C’est notre lien à nous-mêmes, à notre corps, à notre image sociale, et à notre projection dans une vie qui semblait « sous contrôle » ou encore « normale », qui est bouleversé, et dont il faut parfois faire le deuil, au moins en partie, au moins un temps. Il peut alors émerger une tension interne mettant en conflit le potentiel de vie et de réalisation encore présent, et le réel, qui confronte le sujet à une menace vitale ressentie, et à l’incertitude.
Injustice et production de sens
Le modèle de Janoff-Bulman (1992) explique en partie ce sentiment d’injustice : il s’agit de la conception du monde et de soi au monde, construite depuis la petite enfance et fondée sur des interactions chaleureuses et bienveillantes avec les parents et l’entourage immédiat. Janoff-Bulman fait ici appel aux théories de l’attachement de John Bowlby. Cette conception du monde et de soi a été trahie et invalidée par la survenue brutale et subite du fait traumatisant.
Le sujet a la conception d’un monde juste, bienveillant, logique et intelligible et la conception de soi comme un individu valide et valable. Le degré de traumatisme vient de l’écart entre ses propres conceptions et les significations et valeurs qu’il attribue au fait brutal et subit qui lui est arrivé. Ce fait invalide ses conceptions et provoque un sentiment de trahison de la confiance mise en elles. Au sentiment de trahison s’ajoute un sentiment d’injustice qui peut s’exprimer ainsi : « Pourquoi m’est-ce arrivé à moi ? » , « Qu’ai-je fait pour mériter cela ? ». Le sujet « normal » possède un sentiment stable de sécurité et de confiance. Le fait traumatisant vient détruire ces certitudes et le monde devient alors anxiogène. La personne est obligée de construire un nouveau monde et un nouveau Soi au monde.
Ceci peut aussi rejoindre la notion de dissonance cognitive (Festinger, 1957). Se convaincre qu’un événement s’inscrit dans un parcours de vie de façon cohérente vise à réduire cette dissonance cognitive. Il leur faut alors réajuster l’avant et le présent.
Donner un sens à tout prix semble alors le plus important, il faut inscrire l’événement dans une cohérence de vie, retrouver sa capacité à symboliser, afin de se réunifier. C’est notre rôle en tant que soignant de soutenir le patient dans ce travail et de l’aider à trouver, élaborer et mettre en oeuvre les éléments nécessaires et pertinents à la restauration de son équilibre global.
Marie Barbou Jouéo