Août 2017 : Iscar congress, Québec, Canada

  • Août 2017 : ISCAR, Québec City, Canada.

« How do lawyers plead with Vygotski in Crime court ? »

Communication à l’ISCAR (International Society for Cultural-historical Activity Research) sur mes recherches en psychologie, notamment sur le travail de Vygotski mis en lien avec la plaidoirie de l’avocat aux assises vue en tant que technique sociale du sentiment et création artistique…

Mai 2017 : Eawop congress, Dublin, Irlande

« Pleading in crime court : a social technique of the feeling. »

Communication en anglais au congrès international de psychologie EAWOP (European Association of Work and Organizational Psychology), à Dublin. Présentation de ma recherche sur la plaidoirie de l’avocat aux assises en tant que création artistique. De quelle façon le langage agit sur autrui, à la façon ici, de l’art…

Résumé de la thèse

Thèse soutenue le 24 mai 2017

« L’art de plaider en défense aux assises : analyse dialogique et argumentative d’une technique sociale du sentiment »

Disponible sur theses.fr : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01663107/document

Parmi les activités génériques, historiques et significatives du métier d’avocat pénaliste, la plaidoirie aux Assises représente le cœur du métier et une source puissante de son identité. Il s’agit, dans cette activité, d’agir par le discours dans une dialogie complexe impliquant les différentes parties. Ce discours s’adresse à la Cour, à la société, aux jurés, et vise à agir sur l’intime conviction de ceux qui seront amenés à rendre un verdict. En quoi consiste, et quels sont les ressorts discursifs de l’art de la plaidoirie ? C’est à cette question que cherche à répondre la présente recherche.

Cette recherche s’inscrit dans un programme de recherche sur l’analyse des activités symboliques (Kostulski, 2011), activités professionnelles qui visent d’une manière ou d’une autre à agir dans la vie psychologique d’autrui. Elle puise ses sources théoriques dans les champs de la psychologie sociale et de la clinique de l’activité, mais aussi en psychologie de l’art.

Nous y soutenons la thèse selon laquelle la plaidoirie de la défense aux assises est un art au sens de Vygotski, c’est-à-dire une technique sociale du sentiment, dont les éléments constitutifs sont la contradiction et la catharsis.

Parmi les affaires récentes ayant eu un fort retentissement médiatique de par sa nature et ses conclusions, l’affaire Courjault, affaire dite « des bébés congelés » a marqué le métier d’avocat par l’exemplarité, la justesse et l’efficacité de la plaidoirie réalisée par Me Henri Leclerc.Le texte de cette plaidoirie, intégralement retranscrit, est analysé de manière à mettre en évidence les ressorts argumentatifs et dialogiques qui président à cet art.

Une analyse réflexive de la plaidoirie a par ailleurs été organisée avec son auteur, Me Leclerc, dans un entretien de confrontation au texte visant à comprendre les buts, les destinataires et les moyens de cette activité réalisée. Nous y analysons d’une part les conflictualités dialogiques portées par les différentes voix en présence dans l’affaire et que l’avocat convoque dans son discours ; et d’autre part les procédés de leurs résolutions proposés par l’avocat.

La question théorique de la conflictualité dialogique a eté envisagée en référence à Bakhtine (1979) et à Markova (2007) et la question de la régulation par l’art du discours en référence au travail en Psychologie de l’Art de Vygotski (1925), en particulier son travail d’analyse de la construction littéraire d’une nouvelle : Le Souffle léger.Le choix des unités d’analyse de la plaidoirie s’est mis en place à partir de la conception vygotskienne de l’art.

Nous retenons comme unités opérantes pour nos analyses les voix du tiers dans le discours (Grossen, 2011) pour l’identification des conflictualités dialogiques, mais également le « witcraft » (Billig, 1996) et la sémiotisation des émotions (Micheli, 2016) pour le mouvement rhétorique de résolution de ces conflictualités.

Nos analyses nous mènent à conclure que la dynamique de la plaidoirie est celle d’un art du délibéré, où conflictualité et résolution de cette conflictualité s’organisent pour agir sur la conviction du juré. Cet art permettrait la construction d’un espace de délibération mettant en mouvement la dialogie complexe du dossier, dans le but d’agir sur l’intime conviction Cet art ephemere ne serait alors qu’un moyen, un passage, permettant aux voix en présence de se répondre, et peut être de se rejoindre dans un processus cathartique.

Thesis synopsis

Synopsis of my PhD Thesis in Psychology, defended on May 2017

« The art of pleading in crime court : dialogic and argumentative analysis of a social technique of the feeling : the case Courjault »

The pleading for the crime court lawyers is the heart of their work activity. The purpose is to act through complex dialogical ways on the intimate conviction of the jurors. How ? This is the whole goal of that research : understand how the lawyer uses language to act and convince.

This research takes place in a program studying symbolic activities (Kostulski, 2011). The theorical backgrounds are the social psychology, the work psychology, but also the psychology of art. We defend the thesis that the pleading of the defendant lawyer is an art as Vygotski defines it, that is to say a social technique of the feeling, built from contradiction and catharsis.

To analyse this process we chose the case Courjault, also known as the case of the « frozen babies », that occured in France in 2008, and that was defended by Henri Leclerc. The efficiency of this lawyer was highly recognized during the trial, and especially for the pleading he performed. The whole pleading retranscribed is analysed in this research, in order to emphacize the ways art appears, by dialogical and argumentative dimensions.

We also had the possibility to meet Henri Leclerc twice so that we could show him the pleading text and ask him to comment on it, telling us what he was trying to do while pleading on that particular case. Conflictuality was studied through Bakhtin (1978) and Markova‟s (2007) works, and the catharsis process through Vygotski‟s psychology of art (1925/2005).

We chose as analysis unities the third parties voices (Grossen, 2011), Billig„s witcraft concept (1996), and Micheli‟s (2016) emotions semiotics.

Our analysis led us to conclude that the pleading dynamic is the one of a deliberation art, where conflictualities and the resolution of it are organised to act on the juror conviction. This art would make a deliberation area appear, moving the complex dialogy of the case, in order to act on the intimate conviction. This ephemeral art would only fulfill itself to allow voices to hear and respond each other, and maybe come together in a cathartic process.

Compte-rendu sur le métier d’avocat

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Ma thèse, soutenue en 2017 : « L’art de plaider en défense aux assises : analyse dialogique et argumentative d’une technique sociale du sentiment » est disponible sur theses.fr

Lien : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01663107/document

Ce compte-rendu a été réalisé début 2015 suite à 25 entretiens auprès d’avocats parisiens, dont maître Henri Leclerc et maître David Koubbi. Ce fut un travail de recherche très précieux, j’ai pu y affiner mon sujet de thèse et me poser sur l’étude dialogique et argumentative de la plaidoirie d’assises. Celle de maître Henri Leclerc dans l’affaire Courjault fut mon objet principal d’analyse.

« La plaidoirie est une chose étrange, qui n’est ni la tirade du comédien, ni la leçon du professeur, ni l’oraison du prêtre, ni le discours du tribun, mais sans doute un peu de tout cela et encore bien autre chose. » Henri Leclerc

Introduction

C’est dans le contexte de préparation de ma thèse de doctorat en psychologie sur le métier d’avocat que j’ai réalisé un certain nombre d’entretiens, de rencontres avec des professionnels du barreau de Paris. Autant d’hommes que de femmes ont été sollicités et se sont prêtés au jeu, le premier du processus de compréhension des enjeux qui traversent la profession aujourd’hui.

Notre principal intérêt se situait sur la plaidoirie de la défense aux assises en tant que création artistique, mais nous avons souhaité rencontrer « toute » la profession, même les non-pénalistes, pour comprendre ce que veut dire être avocat, et particulièrement plaider, aujourd’hui.

Ce métier est emprunt d’un héritage traditionnel important dont l’investissement aujourd’hui semble être à l’origine de questionnements majeurs.

Parmi les enjeux d’aujourd’hui, apparaissent l’investissement de la confraternité face à la concurrence, la place grandissante du contentieux judiciaire, les nouvelles exigences venant des clients, la surcharge de travail, la responsabilité grandissante, la question de la confiance entre le client et l’avocat, la modernisation de la profession et ses nouvelles perspectives, la « juste distance » à évaluer et à gérer entre l’avocat et son client, les honoraires ; la difficulté, aussi, d’allier vie privée et vie professionnelle, ou encore la perception de la profession aux yeux du grand public et la notion de représentation.

Le métier est ainsi bousculé dans ses fondements.

En fond de ces questionnements, interviennent des valeurs liées à l’exercice du métier, valeurs de dignité, de conscience, d’indépendance, de probité et d’humanité, valeurs soutenues par le serment de l’avocat, gardien symbolique de son éthique.

Le métier aujourd’hui ne semble plus unitaire, mais multiple.

Pour autant, tous travaillent à partir d’une histoire du métier, d’un genre professionnel commun. Ainsi en va-t-il de la vie des professions, entre tradition et modernité ; mais concilier l’histoire et les transformations récentes n’est pas toujours aisé, encore moins « allant de soi » .

Nous avons cherché à comprendre cette nécessaire « reconquête de sens » (Assier-Andrieu, 2011), en permettant une nouvelle appropriation de son métier pour l’avocat.

Dans ce contexte d’évolution, le métier semble pris, comme le disent certains professionnels, dans une « culture du combat ». Ce mode d’investissement du travail est emblématique de cette profession mais apparaît aussi comme un frein à l’expression de certains de ses besoins.

Nous avons pu rencontrer 25 avocats pour une série d’entretiens, afin de repenser les questions de leur métier, ce qui a permis de comprendre ce que l’exercice du métier d’avocat engage de l’activité concrète, des stratégies choisies, et ce qui anime l’humain qui investit cette vocation aujourd’hui.

Nous ouvrirons le dialogue sur des questions de métier, inviterons le collectif à travers la lecture individuelle de ce compte-rendu, et le ferons vivre en prenant conscience que ce qui parle à un parle sûrement à plusieurs, voire à tous. Le but étant de mettre en lumière des dimensions invisibles à l’œil nu.

Que cherche-t-il à faire ? Comment ? Quelle part de lui-même est présente, consciemment ou non ? Dans une plaidoirie, qu’y a-t-il réellement du professionnel avocat, de l’homme qui parle en parlant d’un autre, du client et du droit ? Quelle place est donnée au jeu, consciemment ou non ? Quelle histoire raconte-t-on, pourquoi et surtout comment ? Les processus empruntés ont-ils des points communs, des différences et sur quoi reposent ces choix en action ?

Il s’agira aussi de définir ce qui regroupe et distingue le travail d’un avocat, selon les voies de réalisation choisies. Donner aussi des éléments de réponse à la question « y a-t-il réellement plusieurs métiers regroupés sous le même nom d’avocat ? Ou simplement plusieurs façons de s’être approprié ce métier, son histoire, ses tâches, ses réalisations et ses manières de le faire vivre en soi. »

1 – Les tâches du métier, de la tâche prescrite à l’activité réalisée en passant par les intentions

Le métier d’avocat est fait de multiples facettes, spécialisations, et influences, qui rendent complexe la définition de ses tâches sous le seul nom d’avocat. En effet l’influence anglo-saxonne de plus en plus présente (nouvelle génération vs ancienne, affairistes vs pénalistes, port de la robe, honoraires…) donne lieu à une réorganisation du fonctionnement professionnel notamment par exemple dans le rapport au client, à la plaidoirie, ou encore dans la façon de gérer les honoraires, de les évaluer, et d’enregistrer son temps de travail, ainsi que dans le rapport au client plus globalement.

Dans les cabinets conseil et spécialisés en droit commercial, un logiciel gère le temps passé sur les dossiers et un taux horaire est appliqué.

Pour les avocats dits plaidants, nous entendrons par là ceux qui plaident aux prud’hommes, devant un juge aux affaires familiales, en correctionnelle ou aux assises, le rapport aux honoraires pour ne donner que cet exemple, est tout autre, un forfait sera le plus souvent préféré à un taux horaire et une adaptation aux revenus du client sera quasi-systématiquement mise en place.

Il est intéressant de constater de quelle façon sont désignés les différentes formes d’exercice du métier par les professionnels eux-mêmes. Pour certains il y a les pénalistes et les affairistes, d’autres tiennent à distinguer ceux spécialisés en droit commercial qu’ils soient plaidants ou conseil, des autres. Pour la majorité c’est la distinction plaidants et avocats-conseil qui est décrite, ou encore les contentieux et les conseils.

Les avocats civilistes, spécialisés en droit de la famille, droit social et du travail, et qui sont dans des démarches collaboratives, et d’évitement des contentieux dans la mesure du possible, semblent avoir une place particulière dans le sens où ils sont les plus nombreux tout en étant ceux dont on parle le moins. Les pénalistes étant ceux qui sont les moins nombreux mais dont on parle le plus. Il faut aussi rappeler que la seule défense que le grand public voit est la défense pénale médiatisée, alors que ce n’est que la minorité des cas, elle n’en représente que 4%. Les avocats en droit de la famille et du travail sont les plus nombreux plaidants.

Sachant que beaucoup d’avocats de petites structures font à la fois du droit pénal, civil et commercial, nous pouvons donc nous rendre compte que l’affirmation « il y a clairement deux métiers » n’est pas si évidente au fil de l’élaboration, tout comme rester dans cet état d’esprit de différenciation. Une fois ces distinctions faites, parfois avec une volonté nette de se différencier d’ « autres » façons de pratiquer le métier, on note qu’une volonté de faire corps apparaît quand même assez vite : « Quelle que soit la façon de pratiquer, nous sommes tous avocats. »

Il y a d’autres façons de différencier les pratiques en dehors des spécialisations juridiques et judiciaires, notamment les conflits de générations, les « anciens » se demandant comment les « jeunes » vont transformer le visage de la justice par exemple. L’influence anglo-saxonne et l’importance grandissante accordée à l’écrit : « On porte la voix de son client par écrit plus que par l’oral quand on est avocat d’affaires ».

La plaidoirie traditionnelle va effectivement de plus en plus porter cet aspect d’héritage traditionnel, voire de vestige, s’inquiètent les avocats plaidants, tant est grignoté de plus en plus souvent ses dimensions si symboliques et si fondamentales, de « porter la voix » de son client. Beaucoup d’aspects du dossier défendus devant le juge sont maintenant découpés en procédures écrites et désinvestissent l’essence même du rôle de l’avocat.

Les principales tâches nommées sont par exemple faire rentrer les dossiers, prendre connaissance de ceux-ci, établir, concevoir, imaginer la stratégie la plus adaptée, préparer les interventions concrètes (réunions en cabinets d’affaires et audiences/plaidoiries en cabinet pénal ou civil), rédiger, reporter ses heures dans le logiciel, se mettre en contact avec les interlocuteurs principaux du dossier (directeur juridique, particulier, administration, juges, témoins). Avec le client, il faut commencer par l’écouter et redéfinir gagner, fixer des objectifs réalistes, préparer son client. Et bien sûr, savoir organiser son temps, le répartir entre vie professionnelle et vie personnelle, qui doit rester un point d’équilibre, et enfin « être prêt à énormément travailler ».

Dans les cabinets d’affaires  il s’agit de définir et répartir entre les collaborateurs les différentes tâches pour les recherches et la rédaction des notes ou actes demandés par les clients, assister aux réunions-clients, faire des points téléphoniques avec ces derniers, revue des notes/actes, les envois et les validations avec le client.

Il semble que malgré quelques aspects communs, il y ait autant de tâches que de spécialisations et de façons individuelles de s’approprier son métier.

Ce qui ressort est un besoin de s’inscrire dans une démarche globale, « l’avocat est un des acteurs du processus judiciaire ».

À la question « qu’est ce qui vous anime le plus quand vous représentez un client ? », les avocats en droit commercial vont majoritairement répondre « gagner », puis défendre, satisfaire les intérêts de son client et le fidéliser. C’est ce qui est le plus souvent évoqué notamment dans les gros cabinets d’affaires qui gèrent des dossiers au long court et de grosses sociétés. Tandis que dans les cabinets plus petits de civilistes et de pénalistes c’est « défendre » et gagner, que l’on soit d’ailleurs du côté victime ou mis en cause.

Le processus est alors évoqué plus que la finalité.

À la question de départ : « qu’est ce que porter la voix de son client pour un avocat aujourd’hui » ?, beaucoup reformulent en décrivant ce que doit être un bon avocat, par exemple : connaître son droit, son dossier par cœur, être à l’écoute de son client, être « un gros travailleur », être joueur, certains vont jusqu’à dire qu’il faut être « menteur », « filou », « mégalomane », voire vont même jusqu’à évoquer un besoin de « perversité ».

Pour les tâches prescrites, les attendus objectifs concernant la plaidoirie en particulier (nous évoquerons les moyens de réalisation et les dimensions subjectives plus loin), il semble fondamental de préparer le client et comme nous l’avons évoqué plus haut, de redéfinir gagner. Ensuite dans la tâche même de plaider, on pourrait nommer entre autres : donner envie aux magistrats de vous écouter, de comprendre votre client, induire le doute, être synthétique et clair, humaniser le plus possible ses arguments, plaider l’innocence, le doute, l’humanité, inclure intelligemment le client (humblement pour les uns, de façon plus spectaculaire pour les autres, nous y reviendrons), se servir de ses références culturelles, de la robe et de son rôle d’uniformisation.

Le lien avec le client est au centre de la pratique. Lui permettre de s’exprimer, « au moins auprès de son avocat », l’écouter, le plus de temps possible et le plus finement possible pour pouvoir restituer et représenter ses intérêts le plus justement. Pour pouvoir dire en toute conscience par exemple à un juge : « voilà ce qu’il faut entendre quand mon client vous dit que… »

Le but est aussi pour certains que le client puisse avoir la même compréhension du système et de ce qui se passe, que les autres acteurs présents.

Le principal rôle de l’avocat semble être non pas un rôle de substitution mais plutôt d’intermédiaire entre le client et les juges, dans la mesure où celui-ci n’est pas capable de parler « la parole de la justice », de parler son langage et par conséquent de pouvoir convaincre par une parole qui permettrait aux autres d’entendre. L’un des avocats précise donc : « nous parlons pour et non à la place de … »

Les motivations évoquées ne sont pas les mêmes. Dans les cabinets d’affaires elles sont argumentées avec des éléments liés à une satisfaction pragmatique : « ce qui stimule le plus c’est avoir à traiter de beaux dossiers intellectuellement satisfaisants », trouver des solutions innovantes, « faire des montages financiers comme avec des legos, et jamais de la même façon selon l’avocat », décrocher de nouveaux dossiers en particulier auprès d’un client qui est satisfait d’un service qui lui a été fourni.  Une expression apparaît souvent dans les cabinets de droit commercial : « You eat what you kill. » en d’autres termes, « c’est la jungle, personne ne te donnera à manger si tu ne te débrouilles pas, voire si tu n’es pas meilleur que les autres », tandis que les pénalistes parlent plus de satisfaction humaine « on défend une juste cause, on sauve, on rétablit un individu dans l’humanité » allant même jusqu’à qualifier les succès de « résultat narcissique d’une rare intensité ».

On constate donc que les « objets » investis pour gagner et défendre, ou défendre et gagner, sont différents selon les avocats.

Nous pouvons alors nous poser la question de l’adresse : à qui est destiné le travail effectué par l’avocat ? À son client, son associé, aux juges, sa famille, son égo, son humanisme ?

Qu’est ce que cela demande d’être avocat aujourd’hui ?

Comment définir un avocat ? Par sa spécialisation, ses valeurs humaines, ses objectifs, son cursus, son idéologie, ses références ?

 

2 – Le serment, aspects éthiques et déontologiques du métier aujourd’hui

– L’humanité résiste à l’obsolescence évoquée

Serment : « Je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. »

Article 1.3. du code de déontologie : « L’avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment. Il respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie. Il fait preuve, à l’égard de ses clients, de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence. »

La dignité est désignée comme un pré-requis par les avocats, cela veut dire ne pas faire de « coups bas » comme cacher des pièces par exemple, et respecter les valeurs fondamentales.

Lorsque l’on évoque la conscience, des expressions comme « agir en son âme et conscience », « avoir une conscience professionnelle », ou encore « une conscience morale » sont citées. Mais il apparaît que les pressions que subit le métier au niveau financier, au niveau du temps et de la compétitivité viennent mettre à mal le respect absolu de cette conscience.

La conscience vient frotter de près la notion d’indépendance que beaucoup caractérisent d’obsolète, « Faut pas rêver, la dépendance économique est très forte ! On ne choisit plus autant qu’avant ses dossiers », mais la clause de conscience semble être un des derniers éléments de protection de cette indépendance. Pour certains l’indépendance intellectuelle de raisonnement et des choix d’argumentation est quant à elle intouchable, « c’est à la fois l’essence de l’avocat, et ce qui fait aussi la singularité de chacun ». Ceci, quitte à perdre un client qui voudrait trop orienter l’interprétation des faits choisie par l’avocat.

La probité ou « droiture », « bonne foi », « morale sociale » semble quant à elle battue en brèche, pour beaucoup « les avocats ne sont plus probes malheureusement ». Les pièces sont souvent communiquées tardivement par le confrère par exemple. Mais s’il n’y a plus de probité cela devient la jungle, d’ailleurs le fameux « you eat what you kill » que l’on entend dans les plus gros cabinets est particulièrement éloquent à ce sujet.

L’humanité est le principe supérieur, la base de tous les autres. Sa définition par les professionnels comprend les mots « bienveillance », « dévouement », « écoute » ou encore « éthique ». C’est ce qui fait que l’on se permettra parfois de dire au client que l’on peut transiger, être plus humain dans la stratégie choisie, même si le but est pour le client d’anéantir l’autre partie. Les cabinets d’affaires semblent être les lieux les plus déshumanisés, comme l’extrême rapidité de certains verdicts en correctionnelle. Au pénal cette dimension humaine prend encore plus de puissance, « le rapport à l’humanité est différent », il porte sur les principes fondamentaux existentiels tels que la liberté. Mais on en revient toujours aux freins que les pressions d’argent, de temps et de compétitivité représentent, et qui viennent rediscuter la définition applicable, possible, réaliste, de l’humanité.

Pour une partie minoritaire des intéressés le serment contre toute attente est décrit comme désuet, certains vont même jusqu’à frôler la provocation en le qualifiant d’objet marketing. Pour beaucoup d’autres, c’est le fondement, un argument en soi dans certaines défenses : « On a prêté serment ! » servirait à donner un gage de sa probité.

Ce qui au-delà de cela se retrouve et réunit, malgré tous les discours et toutes les résistances, c’est l’humanité, tous à l’unanimité l’évoqueront pendant l’entretien.

Alors, étrangement sans vouloir l’avouer, si l’humanité ou l’intention d’humanité, anime profondément un être, n’est-il pas dans l’absolu probe et digne ? Quelles sont alors les places de la conscience et de l’indépendance, et le sens qui leur est donné intellectuellement et symboliquement ?

Nous passerons sur l’utilité de la délicatesse, de la modération, et de la courtoisie, aussi présentes dans la déontologie, dont l’évocation a majoritairement fait sourire, leur combat contre l’efficacité étant très présent, voire au cœur de la plaidoirie. Tout semble permis face à l’adversaire, et l’ironie, le sarcasme et le cynisme trouvent parfois très poétiquement leur place dans une plaidoirie, plus qu’une forme de délicatesse absolue, si ce n’est envers les mots choisis.

Après, certains font bien la différence entre la courtoisie envers les juges par exemple, la courtoisie ou la politesse envers le confrère, et les sous-entendus très souvent utilisés qui nourrissent le côté percutant de certains propos.

Le code de déontologie semble plus important aux yeux des professionnels que le serment, même si une avocate a proposé que les avocats puisse re-prêter serment tous les dix ans…

En ce qui concerne la robe, elle « porte » pour certains une dimension sacrée, pour d’autres c’est une garantie d’égalité « comme ça tout le monde se ressemble » même si la même personne admet tout de suite qu’on reconnaît même sous une robe, un confrère qui a trente ans d’expérience d’un débutant ! On ne trouve pas si souvent que cela la notion de protection, associée avec le port de la robe. Ce qui sera évoqué plus facilement en revanche c’est la distance, « quand je mets ma robe, c’est le moment où je me sens le plus avocate, mais je ne suis pas avocate, je fais la profession d’avocate. » « Elle permet les fameux effets de manche, elle est faite pour faciliter l’éloquence » diront d’autres.

Alors on est avocat, ou on fait la profession d’avocat ?

– Se défendre de défendre ?

Si ce n’est pas un tabou au sein de la profession que les avocats renvoient une image que certains vont jusqu’à qualifier de « détestable », beaucoup précisent que cela n’a que peu d’impact sur leur pratique. Beaucoup regrettent aussi les amalgames faits par le grand public, qui méconnaît les contextes difficiles d’exercice et n’en tient pas compte.

Alors, lorsque vient la question que beaucoup se posent, à savoir, comment les avocats peuvent défendre des criminels, question posée sans remettre en question le droit de ces derniers, mais simplement pour avoir des éléments de compréhension, les intéressés s’étonnent ou se demandent comment il est possible de douter, de remettre en cause que tout le monde a le droit à une défense… On pourrait alors s’attendre à ce que cette question soit vite éludée, mais il n’en est rien, au contraire, un long moment est à chaque fois passé à expliquer, souvent sous le ton d’une sorte d’indignation, à quel point c’est simplement « juste ».

Et l’avocat est alors dans une forme de plaidoyer pour son droit à la défense…de la défense.

Il semble malgré tout que l’image que le grand public a de la profession n’ait pas particulièrement d’impact sur les pratiques, car après tout, « il vaut mieux un coupable en liberté qu’un innocent en prison. » Et l’un d’eux défend ce positionnement en précisant : « seul l’avocat est là pour défendre celui qui est montré du doigt. Seul son avocat peut tenter de le réhumaniser et de le réintégrer à la compréhension de ceux qui le jugeront, c’est un rôle fondamental pour la démocratie. »

« Un avocat rend sa part d’humanité à l’accusé quelle que soit la monstruosité de ses crimes. C’est cela qui est souvent insupportable car cela montre que beaucoup d’entre nous, dans des circonstances particulières, pourraient devenir des bourreaux même si chacun préfère se rêver en résistant. »

Un débat se déplace donc souvent. Le « grand public » se demande comment un avocat, un humain, peut défendre un homme dont les actes sont ressentis comme défaits de toute humanité, ceux d’un criminel, d’un monstre « celui que l’on montre », tandis que l’avocat lui se demande comment réhumaniser l’accusé. Comme si une forme de contagion s’opérait : celui qui défend l’inhumain serait forcément inhumain lui-même.

C’est un paradoxe intéressant et au coeur de la profession même si elle se défend d’en souffrir, comment le grand public peut ne pas comprendre ce combat ? Pourquoi l’avocat doit-il toujours se défendre de défendre ?

Un beau mouvement de solidarité est présent quand cette question est évoquée. En effet, les non-plaidants et ceux qui ne choisiraient pas, pour des raisons de croyances personnelles, de défendre des criminels, font systématiquement bloc, et expriment clairement leur compréhension face au choix de leurs confrères plaidants en défense aux assises.

Il apparaît très difficilement compréhensible pour l’avocat de ne pas être entendu dans son rôle de défenseur : qui défend alors ces avocats qualifiés d’inhumains dont tout le combat est pourtant de plaider l’humanité ? Des ressources au sein de la profession, de la confraternité ou de l’avocat lui-même existent-elles pour faire lien ? Comment mettre en lumière la dimension humaine de l’avocat, convoquée à chaque plaidoirie, dans l’intérêt de relier un homme, l’accusé, aux autres ?

– Le « concept » de vérité, et la nouvelle place de l’aveu.

Pour les avocats, le concept de vérité est investie de façon très particulière, pour certains, « La vérité c’est la preuve », pour d’autres il faut participer à éclairer cette vérité en racontant une histoire, celle du premier concerné en l’occurrence, et amener sa version des faits avec le plus de cohérence, de logique et d’émotion.

« On n’est pas des magiciens », par cette formule, l’un d’eux exprime ce que pense la majorité, c’est-à-dire que la vérité est dans le dossier, qu’il suffit de trouver et d’interpréter les éléments à charge et à décharge avec la bonne stratégie, et le fait de gagner n’est que justice si on a su le faire.

Pour d’autres encore, découvrir la vérité n’est pas le travail de l’avocat et ne devrait pas influencer sa capacité à défendre son client : « on n’est pas là pour la vérité, on est là pour défendre. »

Le fait que l’avocat puisse assister aux gardes à vue va avoir un impact indiscutable sur la défense et la justice en général. Il y aura beaucoup moins d’aveux, qu’ils soient fondés sur la vérité du mis en cause ou sur un aveu forcé par l’impact psychologique de la garde à vue.

Encore faut-il, comme le précise un des avocats, que le client fasse exercer son droit à être représenté, et dépasse pour cela bien souvent, les propos des policiers qui l’interrogent et lui disent que « quand on est innocent on a pas besoin d’avocat. » Ce même avocat se dit « consterné par ces manipulations stratégiques dans le but de faire avouer plus vite en impressionnant le client et en lui mentant sur ses droits en fin de compte. »

Pour appuyer ses propos il cite Démostène : « La question n’est pas de savoir combien vous coûte votre défense mais combien il vous en coûtera de ne pas vous être défendu. »

 

3 – Les dynamiques subjectives du jeu, le rôle de l’avocat : courtisan, comédien, conteur ou combattant ?

La première définition du mot « jeu » à considérer ici est : « ensemble des mouvements des choses ou des êtres produisant un effet. » Car même si beaucoup évoquent le « jeu » dans ses dimensions ludiques, stratégiques ou bien théâtrales, tous s’y réfèrent à un moment de façon plus générale « c’est le jeu, il y a des règles, des codes, des lois, on perd ou on gagne…»

Le lexique du jeu apparaît très souvent dans les entretiens, notamment par comparaison, « c’est un peu une partie d’échecs », « il faut savoir bluffer », « on peut perdre, on peut gagner, c’est le jeu. », « c’est la roulette russe », c’est dans sa dimension créative et symbolique qu’il est le plus présent.

L’avocat décrit son activité autant comme un jeu de pouvoirs, un combat (face à soi et aux autres), une épreuve, que comme une pièce de théâtre dans laquelle chacun a un rôle et se doit de l’investir, de « jouer le jeu ». De monsieur Jourdain à Robert Badinter en passant par Socrate et Aristote, les références ne manquent pas pour illustrer les représentations de ces joutes, dans ce qui est souvent qualifié d’ « arène » judiciaire.

– Alors…On plaide ou on courtise ?

La séduction a une place centrale dans le métier. Tout d’abord, comme cela a été précisé plus haut, il faut donner au juge l’envie de vous écouter. Cela engage des aspects verbaux et non verbaux. En effet, le niveau de langage qu’il faut respecter par exemple semble fondamental pour beaucoup d’avocats, respecter son rôle et les enjeux pour le client, autant que la justice et ses autres représentants.

Ensuite, vient le juste positionnement en fonction des interlocuteurs lors du procès, la bonne attitude par exemple lorsque l’on attend que son affaire soit jugée, il apparaît important de bien se conduire, de ne pas sembler désintéressé ou déconcentré, car certains yeux peuvent déjà être sur vous, et « un comportement déplacé ou bruyant peut ensuite jouer en la défaveur du client quand c’est notre tour, parce qu’on se sera fait remarquer. Il faut que notre comportement plaise. »

Il faut donc donner aux magistrats et aux autres acteurs présents l’envie d’écouter, et donc réussir à séduire l’auditoire quel qu’il soit.

Pour un des plus jeunes représentants de la profession, la plaidoirie aux assises c’est : « Un espace de jeu avec une liberté absolue : on peut parler autant de temps que l’on veut, on peut mentir, on pourrait s’allonger deux heures parterre si on voulait, personne ne peut rien vous dire ni vous arrêter pendant votre plaidoirie aux assises. C’est une chance incroyable pour la défense. Une chance que l’on ne doit pas gâcher par son attitude.»

Cela dépend aussi du contexte dans lequel on plaide, pour aller aux prud’hommes la nécessité de jouer est fondamentale car « tout peut arriver », là où dans des affaires familiales le client n’arrive pas à mettre de distance facilement entre les enjeux et lui-même, et cela induit une pression humaine supplémentaire pour l’avocat, voire une identification parfois difficile à gérer.

En même temps qu’il faut séduire, « il faut mettre l’autre partie KO », adaptation et réactivité sont les maîtres-mots. Il y a clairement une forme d’engagement physique, beaucoup expriment que c’est une épreuve. La plaidoirie peut être refaite dans la voiture juste après l’audience, et « on la rejoue, on la revit, jusqu’à ce qu’elle soit parfaite, on en rêve même la nuit. » Un peu comme un comédien qui récite son texte et l’investit totalement après chaque représentation et en attendant la suivante pour être encore meilleur et plaire davantage à l’audience, en ayant le plus d’impact possible.

Il faut que son histoire emporte la conviction. « Tout est permis pour cela », le niveau de langage, les regards portés d’une certaine façon vers ceux qui n’écoutent pas ou semblent déjà convaincus de la culpabilité de son client, et qu’il faut « ramener à sa cause ». La voix, sa mélodie, ses intonations, sa hauteur, sa force sont autant d’éléments très importants. Et bien sûr le jeu autour des silences.

Une forme de complicité peut parfois prendre place dans le tribunal entre « porteurs de la robe ». Aussi, des mots convenus, un bon mot, des allusions, une certaine façon de charmer les jurés aux assises ou de reprendre le président…Toutes ces micro-interactions jouent une place essentielle dans la prestation de l’avocat.

Une volonté de faire accéder l’autre à une compréhension est une motivation récurrente des avocats, pas seulement gagner, mais déjà générer une réflexion, ébranler des certitudes, et bien sûr induire le doute et une forme d’identification qui permettra au juge de se dire : « à sa place je l’aurais fait aussi. » Même s’il paraît plus évident d’influencer un jury populaire de cour d’assises, que des magistrats.

« Il est parfois pour tout le monde plus facile d’emprunter le chemin de la perfidie et de la violence, que du respect ou de la compassion. (…) Être humain c’est avoir parfois des élans d’inhumanité. »

– « C’est une pièce de théâtre ! »

« C’est une tragédie qui se joue mais avec parfois de vrais aspects comiques. »

Certains commencent par une pointe d’humour, de préférence face à un juge homme :

« Une plaidoirie c’est comme la robe d’une jolie femme, elle doit être suffisamment longue pour couvrir le sujet, mais suffisamment courte pour être intéressante. Aussi je serai bref ! »

Deux écoles apparaissent dans la description de l’attitude attendue, celle de l’humilité face à celle du grand spectacle. En effet, certains se décrivent comme des danseurs effectuant un numéro de claquettes, l’important étant de « faire le show », des comparaisons avec des joueurs lors d’un match ou de chanteur lors d’un concert qui doivent livrer la meilleure performance possible sont aussi nommées.

Tandis que d’autres, aux assises par exemple, parlent d’une défense sacralisée, « on arrive avec un point d’avance, et on essaye d’en avoir deux au moment de la plaidoirie. Alors qu’en correctionnelle, on a trois points de retard de toute façon. » Tout compte donc à chaque instant pour gagner ne serait-ce qu’un demi-point. Une avocate habituée des prud’hommes disait que lorsqu’elle représente un employeur, il faut être particulièrement humble car on arrive plutôt avec des points de retard étant donné les préjugés négatifs actuels à l’encontre de ces derniers.

On est potentiellement observé tout le temps, donc l’attitude doit être irréprochable, le but est qu’un juré puisse se dire « ben en fait les avocats c’est peut-être pas tous des cons. » C’est un jeu de rôle où chacun doit assumer de jouer le sien, « tout le monde comprend que c’est un rapport de force et que c’est un jeu, donc nous les avocats on doit jouer notre rôle de poil à gratter. »

S’adresser à son client au bon moment, discrètement, sans perturber l’audience, tout comme le fait de ne pas s’acharner sur l’accusé s’il se comporte bien quand on est en partie civile, « c’est le job du procureur ça ! »

Les lexiques de l’acteur, du comédien et de la mise en scène sont très présents lors des entretiens. « Decorum », « arène », « opéra », « la diva », sont mentionnés. Pour certains, la robe est le premier outil concret qui permet de ne plus être soi, d’être l’avocat, « elle est comme un costume d’acteur. On se permet alors plus de choses que dans sa vie perso. » Tandis que pour d’autres on est avocat, et c’est indissociable de soi, la robe a alors plutôt un rôle d’harmonisation entre les différents acteurs.

Une certaine importance est même donnée à l’apparence physique et au mimétisme attendu avec les grands ténors. Il est clairement constaté par les femmes pénalistes que les hommes pénalistes ont plus d’atouts, sauf pour celles qui, riches de leur expérience après trente ans de barreau, se sentent l’envergure et la tenue suffisante pour courtiser les assises. « En effet, la voix forte et grave est un avantage indéniable pour s’imposer. Il faut ressembler à un ténor », la corpulence physique et le style un peu rustre sont donc apparemment autant d’atouts.

Alors, un bon avocat c’est celui qui « inspire » confiance ou c’est celui qui a le plus d’expérience et de compétence ?

Il semble essentiel que chacun ait en tête cette notion de jeu de rôle, sinon il devient difficile de mettre une distance. « Si on ne prend pas conscience de cette notion de jeu c’est là qu’on va très mal jouer. » Une avocate a d’ailleurs précisé qu’elle trouvait terrible quand à la fin d’un procès qu’elle venait de gagner, son confrère ne lui serrait pas la main par exemple, car pour elle ce la signifiait qu’il n’avait mis aucune distance entre le jeu judiciaire et lui-même.

Même par rapport au client, il faut le préparer au fait que rien n’est jamais certain, et redéfinir gagner avec lui, cela peut aller d’obtenir ce que l’on demande en totalité, à limiter les dégâts.

Dans les cabinets d’affaires, le jeu est très présent mais de façon plus purement stratégique, dans une démarche plus froide. Là où devant un juge aux affaires familiales, un conseil de prud’hommes, un tribunal correctionnel ou encore en cour d’assises, il semble y avoir plus de place pour la réaction à chaud, l’adaptation, la réactivité, mais tout simplement aussi parce que les procédures bien que de plus en plus écrites, sont encore orales, tandis que pour les avocats d’affaires la plaidoirie ne dure que quelques minutes et est une synthèse de la « vraie plaidoirie » qui dans la majorité des cas était écrite et transmise auparavant au juge.

Même si tous s’accordent cependant à dire qu’ils sont « là pour raconter une histoire » et que son histoire doit séduire plus que celle de la partie adverse.

– « Nous sommes des conteurs. » Ethos, pathos, logos…(séduction, émotion, raison)

« Je suis la voix de mon client, sa voix ! Quelle que soit notre spécialisation on est là pour raconter une histoire et que cette histoire fasse balancer le pendule de notre côté. »

Il faut donner au magistrat l’envie de lire et d’écouter les arguments, les pièces du dossier en faveur de notre client.

Le niveau culturel et intellectuel des « nouveaux » avocats est souvent critiqué, « Tout le monde peut avoir le titre de maître maintenant ! » et les références culturelles ou littéraires, ainsi que le niveau d’éloquence, semblent avoir considérablement baissé depuis quelques années. Contrairement à ce qu’on pourrait penser ce n’est pas uniquement l’ancienne génération qui le mentionne, mais bien les plus jeunes avocats qui ont parfois pris certains ténors du barreau comme modèles et ont par exemple passé le concours de secrétaire de la conférence du stage, pouvant ainsi observer leur niveau et celui de leurs confrères.

Un peu à la façon d’un conte en effet, une plaidoirie sert à raconter une histoire, on veut faire réfléchir, faire douter, bousculer les préjugés, et séduire, emporter celui qui lit ou écoute, le juge et le juré, dans son histoire. « Cette histoire doit gagner ! En équité, humanité, logique. »

Il faut réunir les conditions formelles d’une écoute attentive, puis : « Trouver la parole qui sera une défense. »

Certains avocats évoquent facilement leur implication personnelle : « On parle de nous en parlant d’un autre alors les jurés entendent qu’on parle d’eux. »

« On fait corps avec le client. L’avocat et son client ne font qu’un à un moment donné, celui de la plaidoirie. On porte sa voix, on est son corps, on le représente totalement.» Le but est de pouvoir faire comprendre qu’à la place de l’accusé on aurait tous aussi commis le délit ou le crime. Le représenter de façon absolue.

Il y a comme dans toute bonne histoire un fil conducteur, une dramaturgie, des personnages, et « la fin de l’histoire doit nous faire gagner. »

Selon le dossier et le positionnement de la culpabilité de son client, l’avocat doit plaider le doute, l’innocence ou l’humanité.

De la rhétorique à l’éloquence, tout est emprunté pour emporter la conviction. La prosodie, la musique de la voix sont très importantes aussi, tout comme le fait d’utiliser les silences, de les rendre attentifs, ou de distraire l’attention quand cela est utile. L’un des avocats compare son utilisation des silences à celui de la diva qui termine de chanter à l’opéra, et qui génère un temps de sidération du public entre la fin de sa prestation et le début des applaudissements. On joue sur tous ces éléments pour rendre l’auditoire investi, curieux, compréhensif, et finalement convaincu dans le meilleur des cas.

Il semble par exemple important de ne pas trop se répéter, quand certains « martèlent sur un ou deux points forts et ne parlent que de ça, ce n’est pas une bonne stratégie », il ne faut apparemment pas éviter de parler des points faibles, il vaut mieux assumer ces points faibles, cela permet de faire lien avec le juge et de paraître crédible, de valider l’importance des faits et de ne pas sembler la nier, « et alors ces points faibles il faut les démonter et ensuite on peut mettre en valeur les points forts et être entendu ». Il faut jouer sur le caractère dramatique. Il s’agit en cour d’assises et pour tous les avocats plaidants de convaincre. L’intime conviction, le fait que le doute profite toujours à l’accusé est toujours mis en avant.

La majorité des professionnels précisent que lorsque l’on porte la voix de quelqu’un c’est parce qu’il y a des résonnances chez soi, sinon, on invoque le serment et la clause de conscience et on ne prend pas le dossier. Mais « quand on porte la voix de son client, et que cela fait écho avec sa propre sensibilité, alors ces deux voix vont dans le même sens et cela peut donner quelque chose de très beau. »

Un autre avocat précise : « Je ne peux défendre que ce que je comprends. Je peux défendre un homicide parce que je comprends que dans certains contextes on puisse tuer.» Il ajoutera sur la plaidoirie en particulier : « Quand elle ne peut être évitée, la plaidoirie constitue l’aboutissement de ma quête professionnelle. C’est un mélange d’excitation, de mise en péril, d’articulation de ses propres valeurs autour d’une cause qui n’est pas la vôtre, de conviction, de séduction et d’adaptation, qui peut toucher à la grâce. »

Pour certains c’est un véritable exercice de style, on joue de sa sensibilité, de ses références littéraires pour symboliser, extraire les magistrats de leur réalité, et les séduire. De monsieur Jourdain, Don Quichotte ou Jean Valjean, en passant par Oscar Wilde, Aristote, Badinter ou encore Platon, un éventail fascinant de personnages réels ou imaginaires peut être mis en avant apportant du symbolisme et une touche d’irréel dans ces faits parfois trop bruts. Et il faut s’adapter à chaque interlocuteur présent, « donner un peu de biscuit à chacun ». Évoquer la rencontre avec l’accusé, ou le client d’une façon générale, aide les jurés à démarrer l’histoire, et à réhumaniser le mis en cause.

Alors, on raconte son histoire ou celle du client ?

On parle d’un autre en parlant de soi ? Ou on parle de soi en parlant d’un autre ?

Faut-il être dans une démarche passionnée, ou fusionnelle ? Quels risques cela comporte-t-il d’être dans la fusion avec le client, « d’être son client quand on porte sa voix », plus que dans la passion du métier et de la défense ?

Le jeu a-t-il alors des vertus particulières ? Dans quel ordre doivent intervenir la séduction, l’émotion, et la raison ? Qu’est ce qui vient se rejouer de sa propre histoire lorsque l’on crée celle qui servira les intérêts de son client ?

 

Conclusion

« Quoi que vous pensiez ou croyiez pouvoir faire, faites-le. L’action porte en elle la magie, la grâce et le pouvoir. » Goethe

Ce qui ressort le plus fortement de ces entretiens est que les avocats aiment leur métier, passionnément pour les uns, plus rationnellement pour les autres, mais en parler, réactive pour tous la conscience de cet investissement absolu dans leur travail.

L’évolution du métier et l’influence du modèle anglo-saxon, notamment dans la distinction entre négociation et médiation, semble un enjeu crucial de ces prochaines années.

Le droit collaboratif, celui que l’on pourrait appeler le droit du langage de l’accord entre les parties est de plus en plus représenté même s’il reste trop minoritaire. En effet les résistants de la culture du combat sont nombreux.

Dans les difficultés souvent rencontrées on trouve : le temps qui manque et devient de plus en plus une « notion philosophique », un besoin d’argent dans une profession qui se paupérise, les délais entre les faits et le jugement qui fait ressurgir parfois des processus difficiles enfouis, la disparition progressive de la dimensions orale du métier, une vie personnelle très difficilement compatible avec un exercice aussi exigeant, la place des médias qui donne une image erronée de la profession, la place grandissante des experts-comptables et notaires, la culture du combat et une population viriliste : « Faut pas faire ce métier si on ne peut pas encaisser » face à laquelle l’aveu de la moindre faiblesse est impossible. Et l’impact de la compétitivité qui semble dominer de plus en plus la confraternité.

Dans un autre registre, l’évolution des techniques (ADN, vidéo-conférence) qui déshumanise le procès transforme aussi le métier. Les nouvelles technologies sont elles facilitatrices ou génératrices de contraintes ?

Il est souvent évoqué l’intérêt du collectif et d’une libération possible de la parole pour évoquer des difficultés liées au métier comme les relations entre collaborateurs, et entre associés et collaborateurs, ou encore des difficultés à gérer certains verdicts, certains relations clients. Mais l’aveu de faiblesse est tout de suite redouté et empêche la plupart, de passer du besoin réel à la demande formelle.

Un besoin de psychologie sous forme de formation à l’EFB, en formation initiale et continue, ressort quasi-systématiquement.

Des liens très intéressants sont d’ailleurs souvent faits entre le métier de psychologue et celui d’avocat, par les avocats eux-mêmes : « Nous sommes les psys de nos clients. »

Il faut soutenir, sans être dans un jugement moral ou éthique, réinscrire un comportement ou un événement dans une cohérence de faits, de vie, relier le client (patient pour le psychologue) au normal.

D’ailleurs il est à noter en passant, que le psychologue soutient des criminels en prison et des infidèles et des pervers narcissiques en libéral, et pourtant on ne lui demande jamais comment il peut faire cela en toute conscience, lui…

Chez les plaidants, du rhétoricien au conteur, en passant par le comédien, le courtisan et le stratège de guerre, quelle que soit sa spécialisation, qu’il soit en partie civile ou en défense, du côté des victimes ou des accusés, l’avocat donne vie à sa plaidoirie dans un seul et unique but : défendre.

Le tribunal serait alors comme un espace de transition, un champ de bataille pour certains, une scène de théâtre pour d’autres, où l’on se permet d’être un autre, son client pour certains ou une dimension d’un soi plus absolu pour d’autres, qui ne s’extériorise parfois que lors des plaidoiries.

À travers l’expression de ce Jeu comique ou dramatique, est-ce qu’un autre « Je » s’exprime alors ?

Contact : dr.mariebarbou@gmail.com

La bibliothérapie, quand la lecture est soin

« La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. » Victor Hugo

« La lecture est une amitié » nous disait Marcel Proust.

Elle est en effet un lieu symbolique privilégié de construction psychologique, un véhicule de la pensée et du langage. Elle permet de ressentir, de porter un regard sur le monde légèrement différent, et de créer ainsi un renouveau de ce regard, à la fois réflexif et apaisé.

La bibliothérapie est l’utilisation de lectures choisies pour réfléchir, structurer une pensée, la mettre en mouvement, et soigner ainsi l’esprit et l’âme.

Je propose cet outil aux patients pour lesquels lire est une ressource dans leur quotidien, ou pour ceux qui seraient simplement curieux de découvrir les possibilités immenses qu’offre la lecture pour élaborer sa pensée et son rapport au monde.

Cette thérapie commence par un entretien sur les lectures de la personne qui vient me consulter. Les lectures en question peuvent être anciennes, elles auront par exemple marqué l’enfance, ou plus récentes, elles auront alors aidé à traverser certains événements de vie.

Le choix d’un premier texte (extrait de roman, ou livre entier) est alors fait ensemble. Pour ceux plus indécis, ou qui n’ont pas d’idée précise mais que cette démarche intéresse, je suggère une bibliographie et je laisse bien entendu le choix final au patient.

Nous faisons tous les deux la lecture (ou relecture) du texte choisi. Les séances sont ensuite dédiées à l’évocation des thèmes importants du livre en lien avec ce qui amène le patient, et/ou parfois quelques phrases qui ont marqué particulièrement le lecteur.

Tout ce qui est relevé par le patient est pris en compte, discuté et interrogé pour comprendre ce qui fait écho, quel sens y est donné, et de quelle façon cela agit dans son esprit et dans sa vie.

Des productions écrites peuvent aussi être proposées, pour ceux que l’écriture intéresse.

L’emprise dans le couple

Vivien Leigh et Marlon Brando, dans le film de Tennessee Williams, Vivien Leigh et Marlon Brando, dans le film de Tennessee Williams, « Un tramway nommé désir »

« Tout à coup une fureur indicible s’empara de mon être, et au lieu de combattre cette rage, je l’attisai, heureux de la sentir bouillonner en moi. La chose terrible c’est que je me reconnaissais sur son corps un droit indiscutable, comme si elle eût été la chair de ma chair. » Tolstoï, La Sonate à Kreutzer.

Cet article est la synthèse d’une recherche que j’ai menée en 2007 sur les violences conjugales et les phénomènes d’emprise.

Approche psychanalytique

Grunberger a proposé en 1960 le terme de  pulsion d’emprise  pour traduire dans l’œuvre de Freud la notion ambiguë de « Bemächtigungstrieb » : « Freud entend par là une pulsion non sexuelle qui ne s’unit que secondairement à la sexualité et dont le but est de dominer l’objet par la force ».
Pour Bergeret, l’agressivité vise à nuire à l’objet, éventuellement à le détruire. La violence fondamentale s’intéresse avant tout au sujet, à sa conservation. Le sort de l’objet apparaît comme très secondaire. L’objet est vécu comme menaçant l’intégrité du moi ; il est pensé selon une « dialectique binaire : « zéro ou un », c’est-à-dire « moi ou rien », « l’autre ou moi », rapprochant l’autre du statut zéro, « survivre ou mourir », « survivre au risque de devoir tuer l’autre », sans intention nette de détruire spécifiquement cet autre ». Un seul a le droit de survivre au niveau des instincts d’autoconservation. » (Mijolla, Assoun, 1996)
Pour Racamier (1992), la victime « emprisée » est « insidieusement saisie d’un sentiment poignant de dangereuse étrangeté ». Il faut l’empêcher de penser afin qu’elle ne prenne pas conscience du processus, la paralyser, la placer en position de flou et d’incertitude. « Soumise, elle n’existe plus que pour être frustrée en permanence. Prisonnière de l’instigateur, la victime n’a d’autre choix que la révolte ou la dépression dans la soumission, sauf si, avertie du danger, elle arrive à se soustraire, non sans difficulté, à l’emprise ».
La relation d’emprise apparaît comme l’impossibilité fondamentale d’accepter l’autre dans sa différence. L’autre est nié en tant que sujet et l’idée même de son désir est intolérable, l’autre est considéré et traité comme objet méprisé et maîtrisable (Roos, 2006).

Approche systémique

Dorey (1981) distingue trois dimensions principales dans la relation d’emprise : une action d’appropriation par dépossession de l’autre, une action de domination où l’autre est maintenu dans un état de soumission et de dépendance, une empreinte sur l’autre, qui est marqué physiquement et psychiquement : « Le but fondamental est la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité ; la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement assimilable. »

Perrone et Nannini (2000) décrivent quelques années plus tard la création de l’état d’emprise comme un mécanisme qui agit en trois temps : l’effraction, la captation et la programmation.
L’effraction est le moment où l’instigateur de la relation d’emprise force l’intimité de sa victime. Il trouble sa représentation du dedans et du dehors, du soi et du non-soi, ainsi que sa distinction entre sujet et objet,  il détruit son sentiment d’intégrité individuelle, et son identité. Il fragilise également les relations de la victime avec son environnement, par manipulation, déstabilisation et dénigrement. Le but étant de l’isoler pour mieux l’atteindre.
Lors de la captation, le regard, le toucher, la parole sont présents et tentent de s’emparer et de posséder l’autre. « Les gestes, les actes, le contact, les touchers vont faire partie d’un montage sensoriel complexe qui vont l’enserrer dans les leurres du regard, de la parole et du toucher. »
Enfin, la programmation  est l’ultime étape de la mise sous emprise, qui assure son installation dans la continuité et la durée : elle vise à briser toute envie de sortir de cette situation d’emprisonnement pourtant vécue douloureusement par la victime : si la captation a permis de mettre la proie en cage, la programmation lui apprend à ne plus sortir de la cage, même avec la porte ouverte.

Seligman, a appelé « l’impuissance apprise » le phénomène constaté lors d’une expérience pendant laquelle on soumet un chien à des chocs électriques aléatoires auxquels il ne peut  se soustraire d’aucune façon. Dans un second temps, quand on met ce même chien sur une grille électrique chargée, en lui offrant la possibilité de fuir en sautant par dessus une barrière latérale, il n’est même plus capable de faire cette action, qu’effectue sans aucune difficulté un de ses congénères placé dans la même situation. Chez les êtres humains que l’on a étudiés, on constate des réactions de repliement, de désespoir et d’inertie tout à fait comparables. Le sujet, si l’on peut dire, fantasme le malheur, dans lequel il se complait et qu’il n’arrête pas de ruminer. Cela va jusqu’à l’immobiliser à long terme.

Perversion et emprise

Nous pouvons aussi imaginer que les personnes sous emprise restent par besoin de dépasser le traumatisme. Elles laissent alors se reproduire les faits consciemment ou inconsciemment dans l’espoir de se voir un jour capables de les affronter et de les dépasser. Comme si le fait de revivre cet état allait permettre de mieux le connaître, mieux le maîtriser et donc de l’apprivoiser en quelque sorte, de moins en souffrir, et de se prouver qu’on a pu surmonter cette épreuve. Cet élément est un des plus pervers, celui investi comme objet développe un besoin de reprise de contrôle, qui alimente alors son lien avec l’instigateur de cette relation. Rester dans ce lien permettrait alors à un moment de le comprendre si précisément qu’il sera possible de le déconstruire et de s’en défaire. Mais ce n’est bien souvent qu’illusion face aux personnalités  pathologiques complexes qui tissent la toile de l’emprise.

Un autre aspect vient s’ajouter notamment dans le cas où on l’on peut parler de traumatisme psychique chez la victime. En effet, suite à une situation traumatique, comme un épisode de violence physique ou psychologique, le sujet ressent un intense besoin de resécurisation. Cet état de détresse va provoquer un attachement  excessif à la première figure secourable qu’elle va rencontrer. Et bien souvent, la première personne qui va proposer son soutien sera justement “l’agresseur “, ce qui enclenche et ensuite nourrit le cercle vicieux d’attachement entre l’empriseur et l’emprisé.

« Tout appareil psychique, tant individuel que groupal a besoin de se constituer une enveloppe qui le délimite, le protège, et permettre les échanges avec l’extérieur. » (Anzieux, Le Moi-Peau)

L’utilisation perverse du plaisir et de la sexualité dans l’emprise est de plus en plus rencontrée chez les couples. Cela viendrait s’apparenter symboliquement à une forme de vécu masochiste, avec d’un côté la souffrance engendrée par ce lien et d’un autre côté, la sexualité comme lieu de partage, de fusion, d’alternance de pouvoirs et d’attachement. Alberto Eiguer parle du pervers narcissique et de son « complice », pour désigner la victime. Dans le cas où la personnalité perverse narcissique est un homme, l’utilisation perverse de cette double captation de l’autre, psychique d’une part et physique par la sexualité est courante, surtout dans les formes où la violence physique est absente. Si c’est une femme, et si par la sexualité cette enveloppe évoquée par Anzieux est régulièrement investie,  exploitant stratégiquement l’illusion paradoxale de pouvoir, donnée à l’homme physiquement dans l’acte sexuel et qui est pourtant psychologiquement sous emprise, l’appareil psychique ne peut maintenir son intégrité face à cette perversion, d’où une « fragilité apprise » qui s’installe insidieusement. Cela va jusqu’à rejoindre la notion de double effraction, psychique et physique, évoquée dans les mécanismes du traumatisme. L’effraction psychique étant le moment de confrontation avec le néant, la « néantisation », le « réel de la mort », notions décrites par Lebigot. Ce n’est pas l’angoisse qui surgira de l’effraction mais le « degré zéro de l’affect » (Freud, 1920).

« Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. » (Primo Levi, Si c’est un homme, 1947)

Marie Barbou Jouéo

La Psychologie de l’Art comme objet de recherche

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(Les Nymphéas, de Claude Monet)

La Psychologie de l’Art fut la discipline de référence de ma thèse et reste mon objet de recherche privilégié à travers l’étude de la réaction esthétique (littérature et arts visuels). Dans la thèse les mécanismes de la réaction esthétique décris par Vygotski ont permis de comparer la plaidoirie d’assises à une production littéraire ou picturale agissant sur le rapport au monde de son destinataire, le juré.

“L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme, puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre.” Auguste Rodin

L’Art est le plus souvent défini comme une habileté, un talent, un don pour faire quelque chose, une manière de faire qui manifeste du goût, un sens esthétique poussé, une création destinée à produire chez l’homme un état particulier de sensibilité plus ou moins liée au plaisir esthétique (Littré 2015). Baumgarten décrit l’esthétique comme « la science de la connaissance sensible », et se distingue du plan des connaissances et de la logique par la présence de la sensibilité et des émotions. L’esthétique est en effet selon le Littré, la science qui détermine le caractère du beau dans les productions de la nature et de l’art.

La psychologie de l’art fut définie en 1955 par Huyghe, comme l’étude des états de conscience et phénomènes inconscients à l’œuvre dans la création artistique ou la réception de l’œuvre, et à distinguer son sens objectif de son sens subjectif (Huyghe, 1991).

L’Art s’est vu au fil des siècles attribuer les analyses, critiques et interprétations des plus grands historiens et plasticiens experts dans ce domaine, et René Huyghe précisait dans Dialogue avec le visible, que l’apport de la psychologie manquait à cette étude de l’art qui est en fait celle de l’homme. Huyghe résume cet intérêt de cette façon : « Puisque l’œuvre d’art, en dehors de ce qu’elle représente, en dehors même de ce qu’elle est par le développement de ses ressources plastiques, se trouve porteuse d’une signification aussi diverse, aussi étendue que la vie intérieure toute entière ; puisqu’elle la reflète de son noyau de conscience jusqu’à la limite de son immense nébuleuse d’inconscient, la connaissance historique ne peut fournir qu’une approche préliminaire ; la connaissance plastique qu’une partielle exploration. Il y faut la connaissance psychologique. » (1955, p.417).

Les auteurs qui ont inspiré ce courant comptent des psychologues, écrivains, peintres, philosophes et historiens de l’art comme Wollflin, Lipps, Worringer, Muller-Freienfels, Vygotski, Delacroix, Baudelaire, Kandinsky, Dewey, Malraux, Huyghe, Arnheim, et Gombrich notamment.

Le concept d’empathie (Einfühlung, feeling into) est au centre de son apparition, il décrit le processus par lequel le sujet « se met à la place de », et ressent de l’intérieur une ou plusieurs dimensions de l’œuvre. Lipps (1903) fut le premier à en parler pour désigner l’empathie esthétique, et le mode de relation d’un sujet avec une œuvre d’art. Il désignait par là le processus par lequel « un observateur se projette dans les objets qu’il perçoit. ». Worringer auquel se référa Bakhtine, développa lui le concept d’Abstraction et d’Einfühlung, Pour lui, « la jouissance esthétique est jouissance objectivée de soi. Jouir esthétiquement signifie jouir de soi-même dans un objet sensible distinct de soi, se sentir en empathie. » (1978, p.43) Todorov parle de cette « perte de soi », de ce « dessaisissement de soi dans le monde extérieur : ce n’est qu’à partir du moment où l’artiste donne une réalité objective à sa volonté artistique, que naît l’art. » Pour Worringer toujours, ce « dessaisissement » connaît deux variantes, l’empathie ou identification individuelle, et l’abstraction, ou tendance universelle.

Pour Huygue « l’œuvre d’art offre une superposition de lectures simultanées que notre regard effectue en bloc et où conscient et inconscient, collectif et individuel se mêlent étrangement. » (1955, p.357) Cela peut-être rapproché du concept de polyphonie décrit par Bakhtine, cette superposition de dialogues antérieurs, intérieurs, préexistants, et actifs dans la réception et dans la dynamique de réception et de gestion du dialogue présent.

Il s’agit pour Huyghe d’une communication intuitive d’un certain état intérieur, d’un « transfert presque magique d’un être à un autre ». L’Einfuhlung se définirait « comme une impulsion à revivre en nous les formes où l’artiste a figuré le mouvement profond qui l’animait. » Pour renforcer cette conception abstraite, cette façon invisible mais active d’agir, il rappelle ce que Baudelaire disait en 1865 dans ses Écrits sur l’art : « l’art a pour tâche de créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. » Sur la poésie il ajoute qu’elle est « le résultat de la peinture elle-même, car elle gît dans l’âme du spectateur et le génie consiste à l’y réveiller. » Il évoquait d’ailleurs Delacroix comme « le plus suggestif de tous les peintres, celui dont les œuvres font le plus penser, et rappellent à la mémoire le plus de sentiments et de pensées poétiques déjà connus, mais qu’on croyait enfouis dans la nuit du passé. »

Notre réaction aux inattendus et aux attendus serait donc corrélée comme le décrivait Proust, à notre vécu, notre histoire, nos tendances et croyances. Ce que Paul Claudel décrit en parlant d’une sensation qui a éveillé le souvenir, et du souvenir, qui à son tour, « atteint, ébranle successivement les couches superposées de la mémoire, et convoque autour de lui d’autres images. » (1955, p.430)

La distinction majeure entre Huyghe et Vygostki (1925) qui definir l’art comme une technique sociale du sentiment, apparaît là où Huyghe parle d’un écho, d’un transfert du monde de l’artiste dans celui du récepteur. Vygotski ne s’arrête pas là, cet écho générerait pour lui une contradiction, une conflictualité premier moteur de la transformation du sentiment, et dans un second temps, une catharsis, qui viendrait accomplir la réaction esthétique.

Contrairement à Huyghe qui inclut le créateur et le récepteur de l’œuvre d’art, Vygotski souhaite travailler sur la psychologie impersonnelle de l’art, indépendamment de l’auteur et du lecteur, en ne considérant que la forme et le matériau de l’art. Il s’agit de « découvrir une loi psychologique sur laquelle est fondée la fable, le mécanisme par lequel elle agit. »

Huyghe aborde l’objectif et les limites de la psychologie dans ce domaine et précise qu’elle a pour objet de se mettre « au service de l’œuvre d’art et de l’action qu’elle doit exercer, donner une connaissance lucide des éléments que l’artiste consciemment et inconsciemment a à communiquer. » (1955, p.438) La connaissance de l’homme paraît donc un apport essentiel autant que l’histoire ou la plastique. La psychologie offrirait pour lui de mieux cerner le « comment » symbolique du « comment » technique et historique, et du « pourquoi ». Il serait question de comprendre la liberté humaine et artistique convoquée par l’artiste pour exprimer la valeur qu’il accorde à sa vison du monde.

Il semble ensuite question de résonnance, d’écho du monde de l’artiste dans notre propre monde. Une sorte de contagion émotionnelle et universelle qui opérerait de cette « façon magique d’un être à l’autre. »

Mais n’est ce réellement que de la magie…? Nous nous employons dans nos recherches à montrer ce que cette transmission porte en elle d’identifiable, observer et analyser la part de visible dans cette dynamique invisible mais active, autant dans l’être qui crée pour qu’un autre reçoive son œuvre, que dans ce sujet qui perçoit puis conçoit le monde d’un autre en le recevant dans le sien et travers le sien.